Feuille de style, qui me parle ?
Divulgâchage : Bien au delà de simples choix graphiques, le style de nos pages web participent activement à leur personnalité. C’est important en tant qu’auteur et encore plus en tant que lecteur car si tout se ressemble, comment affirmer notre individualité ?
Chance ou malédiction ? Je suis assez âgé pour me souvenir des débuts du web. Quand on permit d’intégrer la mise en forme aux contenus sur le web… Ça a débuté en 1996 et vous pouvez me croire, tout ce qui était possible a été tenté quelque part ; couleurs, formes, agencement… Nous ne savions jamais sur quoi nous allions tomber en suivant un lien tant c’était le chaos.
Depuis, la sélection naturelle a permis aux meilleures idées de se reproduire et a relégué les plus mauvaises dans des musées. Nous pouvons surfer tranquillement sans risquer d’hémorragie oculaire en suivant un lien qui nous paraît anodin.
C’est une bonne chose mais je ne peux m’empêcher de penser que ce qu’on a gagné en lisibilité, nous l’avons perdu en personnalité.
Le CSS est notre voix
À la base de cette histoire, il y a cette éternelle dichotomie entre le fond et la forme d’un message, incarné dans deux piliers du web :
- Les documents
HTML
, qui contient et décrit le contenu des pages web. Des bouts de textes encadrés par des balises pour leur donner un sens (paragraphes, titres, hyperliens,…) ainsi que des références à des contenus annexes (images, sons, vidéos). - Les feuilles de style
CSS
, qui décrit la mise en forme de ces éléments. Des règles pour définir les polices de caractères, les couleurs, les formes et l’agencement.
Le rôle des navigateur est de récupérer le document et les feuilles de styles associées puis d’appliquer ces règles de mises en forme sur le contenu pour en produire une impression sur l’écran (ou sur papier). Il est évident qu’en changeant le contenu on change le résultat mais on peut aussi changer de style et obtenir des impressions complètement différentes (e.g. CSS Zen Garden).
Ainsi, si le HTML
est l’équivalent du texte d’un
discours, le CSS
est la voix de l’orateur. Cordes vocales,
bouche, nez, poumons, technique d’articulation, choix de prononciation ou
d’intonation,… Tous ces paramètres font que le son produit par un
orateur n’est pas celui d’un autre et que changer d’orateur nous donne
une autre impression du même discours.
Dans les deux situations il y a des règles d’ergonomie qui font que le contenu sera plus facilement reçus et décodé par le public (on ne parle pas la bouche pleine et on n’écrit pas en jaune sur fond bleu) et, surtout, il y a toutes ces variations typiques d’un orateur à l’autre et qui forme son style et sa personnalité. Ce que les commerciaux appellent le branding ou en français : l’image de marque.
Et malheureusement pour les auteurs de texte, mis à part les exceptions qui se sont fait un nom, on les oublie au profit de leurs interprètes. Par exemple, on sait (presque) tous que c’est Johny Depp qui a joué le rôle de Jack Sparrow dans Pirate des Caraïbes mais qui se souvient que c’est Ted Elliot qui a écrit ses répliques ?
Alors, puisque le CSS est la voix de nos articles, et que c’est cette voix qui laissera une empreinte chez nos lecteurs, posons-nous maintenant la question suivante :
À qui appartient la voix qui lit l’article ?
Auteur sur une plateformes
En tant qu’auteur, il est très tentant de publier nos idées sur les grandes plateformes. C’est tellement plus facile et ça permet de joindre une si grande communauté engagée ! D’accord, ce sont deux mythes que les plateformes entretiennent mais partons du principe qu’elles ont raison et voyons où ça nous mène.
L’œuvre que nous avez créé, notre texte, est maintenant hébergé sur une de ces plateformes et, pour nous faciliter la vie, c’est elle qui va gérer les détails d’implémentation dont nous n’avions pas envie de nous charger :
- Le
HTML
: notre œuvre n’est plus autonome mais reformatée par leurs algorithmes, accompagnée de gadgets plus ou moins utiles (i.e. pour le suivi) et intégrée dans un cadre de leur cru. - Le
CSS
: est fourni par la plateforme et il y en a de toutes les couleurs ; substack, wattpad, patreon, mastodon, linkedin, medium, ….
En publiant sur une de ces plateformes, c’est elle qui nous prête sa voix et son style. Nous ne nous exprimons plus, c’est elle qui le fait avec nos mots. D’ailleurs, si ce que nous avons a dire lui plaît elle fera tout pour le crier haut et fort, sinon nous devrons nous contenter d’un chuchotement (chez tiktok on parle de « heat »).
Et comme ces plateformes n’aiment pas partager, il faudra un effort conscient à nos lecteurs pour nous identifier. Un peut comme au cinéma où le nom des acteurs et des réalisateurs sont bien plus visibles que celui des scénaristes voir des dialoguistes, le logo des plateformes et leur style sont bien plus visibles que notre petite personne.
Après tout, c’est de bonne guerre ; nous avions demandé à un interprète de nous prêter sa voix bénévolement, forcément qu’il allait en tirer parti…
Lecteur sur une plateforme
Le problème c’est que sur ces plateformes nous ne sommes pas uniquement auteur ou lecteur. Nous y sommes les deux à la fois. Et ça pose un nouveau problème.
Tous les contenus étant prononcés avec la même voix, et l’identification des auteurs étant réduite au minimum syndical, ça introduit un flou entre ce que nous disons et ce que nous lisons car tous les contenus se ressembles, tout y est mélangé.
Puisque nos mots ont la même impression que ceux des autres, notre cerveau fini par ne plus vraiment faire la différence entre ce que nous pensons et ce que les autres écrivent. Il lit ces publications comme s’il était en conversation avec lui-même. Ces idées étrangères sont considérées comme nos propres idées.
La plupart du temps lorsque nous cherchons des informations nous tombons sur des idées en accord avec les nôtres. Soit elles confirment nos croyance soit elles viennent compléter un vide et c’était d’ailleurs le but de la recherche.
Mais il arrive aussi que nous rencontrions des idées différentes des nôtres. Lors de certaines recherches ou plus probablement lors d’un « contenu recommandé ». Et là, c’est le drame : notre cerveau se retrouve avec des idées contradictoires à l’intérieur de lui-même. C’est ce qu’on appelle une dissonance cognitive.
La dissonance cognitive, ça gratte et on n’aime pas ça. Pour soulager la démangeaison nous avons deux solutions :
- Intégrer l’idée en modifiant nos croyances antérieures et ainsi retrouver la cohérence interne. Lecture après lecture on peut alors se retrouver bien loin de chez soi. Si c’est pour arrivez chez les arsouyes c’est plutôt une bonne nouvelle mais il y a d’autres lieux moins recommandables sur le web,
- Justifier l’idée par un argumentaire qui se veut irréfutable puis le publier sur la plateforme (puisque c’est là que la pensée à jailli, c’est là que la conclusion doit se trouver). Avec un peu de chance elle touchera une âme discordante de la notre qui nous répondra pour la même raison (éliminer sa propre dissonance) et nous voilà occupé un bon moment à nourrir un troll.
Puis il y a toutes ces pensées dissonantes que notre cerveau ne peut ni intégrer ni réfuter. Elles sont si éloignées de notre système de pensée, de notre culture et notre expérience de la vie que notre cerveau n’a aucun point appuis pour construire quelque chose.
On peut penser à la pédophilie, la nécrophile, le meurtre ou la torture (oui, on trouve de tout sur le net) mais la pornographie peut faire le même effet sur des enfants.
Normalement, face à quelqu’un qui nous dit ce genre d’idée saugrenues, notre cerveau sait que c’est l’autre qui a un problème dans sa tête à lui et il peut passer à autre chose en continuant de nous sentir sain d’esprit.
Mais sur une plateforme qui brouille la frontière et nous fait croire que ces pensées sont les nôtres, notre cerveau se grippe, il bloque. Avec de la chance il choisira le déni ; mais ce n’est que partie remise car ce contenu ou un autre similaire rejaillira un jour. Sinon il cherchera à s’y reconfronter volontairement en espérant que cette fois il arrive à résoudre le conflit (divulgâchage : il n’y arrivera pas) et on se retrouve avec un Trouble de Stress Post Traumatique.
Bref, c’est pas bon.
Le cas Gemini
Gemini est un protocole et un format de document qui se veut similaire au web mais en beaucoup plus simple et plus sain (ça, c’est le mythe fondateur).
Ses auteurs sont partis du constat (consensuel) que les plateformes ont abusés des technologies du web (HTML et JavaScript) pour nous tracer et nous manipuler et qu’au final la grande majorité des contenus qui s’y trouvent sont de très piètre qualité ; le but n’étant que de nous attirer avec des titres racoleurs pour ensuite vendre notre attention à des publicitaires.
L’idée de Gemini est donc de revenir à l’époque bénie où ces dérives n’existaient pas encore et de proposer une autre voie. Un reboot du web en 1996 en quelques sortes.
En particulier, Gemini n’autorise pas les auteurs à fournir des instructions de mis en forme du contenu. Nous pouvons écrire des paragraphes, des titres, des listes, des citations et des liens mais c’est tout ; pas de gras, de code,… Nous ne pouvons pas non plus préciser la police, la couleur, la forme, ou l’agencement… le truc le plus graphique possible est une zone sans format où mettre de l’ASCII Art (c’est ce qu’ils recommandent pour faire des tableaux… paye ton accessibilité).
Corolaire, ce sont donc les navigateurs qui se chargent de la mise en forme. Chaque logiciel client a donc sa propre façon d’afficher ces éléments qui est une marque de fabrique et souvent brandi comme argument pour leur utilisation. Certains nous proposent même de modifier ces préférences pour correspondre à nos propres goûts.
Sur Gemini, ce sont les lecteurs qui imposent leur style, et donc prêtent leur voix à tous les contenus. Chaque lecteur peut très bien créer un style original et unique mais la lecture est subjective et c’est donc comme si la totalité des contenus étaient prononcés avec la même voix unique, celui du lecteur.
Vous voyez où je veux en venir ? Les frontières entre les auteurs s’estompe et les risques de confusion augmente d’autant. La plupart des lecteur étant aussi auteur la confusion est la même que sur les plateformes. Sauf que cette fois, c’est le protocole lui-même qui l’induit.
Pour ceux qui se disent « et si on ajoutait du CSS », sachez que la norme Gemini est immuable ; elle précise qu’aucune modification ou extension n’est autorisée. Elle a été écrite par un gourou qui sait ce qui est bon pour nous, ne contredisons pas la parole divine.
Heureusement, Gemini n’a pas vocation à remplacer le web et doit plutôt être vu comme une expérience socio-artistique ; un groupe de passionnés qui se sont dit « et si on faisait autrement » et ont produit un prototype avec lequel jouer pour voir où ça nous mène.
Et Maintenant ?
Le diable se cache dans les détails et souvent dans les meilleures intentions. En s’occupant des détails d’implémentations, ou en voulant simplifier un protocole à extrême, les plateformes et Gemini produisent un monde standardisé et dénué de personnalité où les frontières entre individus s’estompent au risque de générer des confusions dans nos esprits.
La pente est glissante et facile à emprunter. Prenez les flux RSS par exemple, ils permettent facilement d’avertir nos abonnés qu’un nouveau contenu est disponible sur notre site. C’est super. Et nous pourrions inclure le contenu pour éviter aux abonnés de devoir venir chez nous en les lisant directement dans l’agrégateur… avec donc sa voix unique… Impression de déjà vu ?
Alors que faire ?
En tant qu’auteurs, assurons-nous d’être identifiable ! Publions sur
notre propre site avec votre propre CSS
(c’est plus facile
qu’il n’y paraît) et n’ayons pas peur d’être original car c’est le but.
Sinon assurons-nous au moins que nos lecteurs nous reconnaîtrons
facilement (e.g. sur Gemini : faisons comme en latex, ajoutons
toujours notre nom quelque part en début d’article).
En tant que lecteur, privilégions les outils et des habitudes qui préservent le style de l’auteur et les frontières. Allons lire les articles sur leur site plutôt que dans nos agrégateurs et autres plateformes, n’activons les modes lectures qu’en ayant conscience de l’opération.
Et pour toutes ces fois où nous rencontrerons des contenus qui nous poussent à l’action, respirons et prenons du recul : cette idée n’est pas à nous, c’est l’outil qui nous fait croire le contraire.